Dans son ouvrage Affamées (éditions Fayard), la journaliste Juliette Lenrouilly plonge dans les rouages d’une obsession largement partagée : celle du poids et du contrôle du corps. À travers son propre vécu et une analyse lucide des injonctions imposées aux femmes, elle explore un malaise diffus et pourtant massif, trop souvent relégué au rang de sujet “superficiel”. Troubles alimentaires invisibles, charge mentale liée à la minceur, pression sociale : elle décrypte un système insidieux qui pèse lourd — sur les esprits comme sur les corps des femmes. Entretien.
Juliette, pouvez-vous nous raconter la genèse d’Affamées ? Quel a été le point de départ de ce livre ?
Le point de départ, c’est ce que je décrirais comme un rapport obsessionnel, presque maladif, à mon poids, qui me suit depuis l’enfance. Depuis toute petite, je fais très attention : je saute des repas avant d’aller à la plage, je compare les calories de tous les paquets de céréales ou de chaque verre d’alcool, je me demande si c’est “safe” de prendre des laxatifs juste pour avoir le ventre plus plat. C’est la première chose à laquelle je pense en me réveillant. J’ai pleuré mille fois en me trouvant “trop grosse”, j’ai fait du cardio à jeun en espérant “compenser”, je me suis comparée à tout ce qui bougeait. Et pendant longtemps, personne n’a semblé voir que j’allais mal. Je ne suis pas anorexique, je ne suis pas boulimique… alors quoi ? J’avais quand même envie qu’on me soigne. Qu’on mette un mot sur ce mal-être.
Et j’ai toujours vu que je n’étais pas seule. Que cette obsession du corps, ce rapport toxique à la nourriture, c’était en réalité le quotidien de la majorité des filles et des femmes autour de moi. On souffre, mais c’est tellement normalisé qu’on n’ose même pas appeler ça une souffrance.
J’ai donc voulu écrire Affamées pour creuser cette culture qui affame les femmes — au sens littéral comme au sens symbolique — et qui ravage leur santé mentale. Pour mettre des mots et des explications sur ce que beaucoup vivent en silence, pour que ce ne soit plus invisible, pour qu’on reconnaisse enfin que ce n’est pas normal, et que ça mérite toute notre attention. Et aussi comprendre d’où ce diktat vient et comment il agit.
Vous mettez la lumière sans aucun tabou sur le rapport extrêmement complexe que chacune de nous vit vis à vis de son corps. Et vous expliquez que ce qu’on pense être un sujet très intime est en fait infiniment politique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Oui, parce que le corps féminin est un espace profondément politique et reste un territoire à contrôler dans une société patriarcale. Si ce n’était pas le cas, on n’assisterait pas aujourd’hui à une remise en cause aussi violente du droit à l’avortement dans de nombreux pays.
Dans ce contexte, les normes de beauté ne sont pas anodines. Elles participent à cette emprise en poussant les femmes à se dévaloriser, à se contrôler, à s’épuiser à vouloir correspondre. Résultat : au lieu de s’épanouir, de faire carrière, de se battre pour nos droits, on passe un temps fou à compter les calories, à cacher nos ventres, à culpabiliser d’avoir mangé un dessert. Tout ça a des conséquences réelles sur notre santé mentale et notre estime de nous. C’est une forme de subordination continue, de quête sans fin de désirabilité.
Même quand on en a conscience, même quand on se revendique féministe, ces injonctions sont difficiles à désapprendre. Parce qu’elles sont anciennes, ancrées, omniprésentes. Et parce que l’obsession de la minceur nous pousse à voir notre corps uniquement comme une image, un objet, au lieu de l’habiter pleinement.
C’est pour ça que parler du rapport au corps, ce n’est pas parler d’un “problème de filles” : c’est s’attaquer à un système qui, en nous affamant – physiquement, psychiquement -, nous empêche de prendre notre place. Combattre la culture de la minceur, c’est donc bien un combat féministe. Et donc politique.
L’idéal de minceur qui nous est imposé ne date pas d’hier, vous rappelez à quel point les femmes ont intégré au fil des siècles la nécessité de prendre moins de place, de contraindre leur corps, leur faim, leurs envies. Comment dans un tel contexte réussir à reprendre le contrôle de son corps, de la perception de son propre corps ?
Franchement, c’est très compliqué. On a tellement intégré ces injonctions qu’elles peuvent se manifester sans même qu’on s’en rende compte. Mais c’est aussi pour ça que j’ai voulu écrire ce livre : pour comprendre et déconstruire. Prendre conscience que nos comportements sont toxiques dans une société qui les normalise, déjà. Mais aussi comprendre d’où le diktat de la minceur vient, c’est comprendre pourquoi on en est là, si mal dans notre corps. Comprendre que ce n’est pas “qu’un problème personnel”, mais le fruit d’un système, ça libère déjà pas mal. Et donc ne plus avoir honte de se soucier de notre poids, ce qui peut sembler superficiel, ou d’en parler à son entourage.
Après, ce que je pense personnellement, c’est que pour commencer à se détacher de tout ça, il faut essayer de déplacer son regard. Passer d’un corps qu’on juge, qu’on compare, à un corps qu’on vit. Revaloriser ce que notre corps fait, plutôt que ce à quoi il ressemble. Le voir comme une force, une ressource, un lieu de sensations, de plaisir, de lien.
Vous le rappelez dans votre livre, dire penser à son poids, à sa silhouette, à son alimentation c’est considéré comme « superficiel », comme une perte de temps sur des sujets secondaires. Et pourtant, ces sujets sont au coeur de notre quotidien de femmes. Comment expliquer cette dissonance ?
En effet, le rapport au corps, à la minceur, à l’alimentation, n’est pas une simple coquetterie : c’est une charge mentale quotidienne, constante, et souvent douloureuse. Les femmes passent leur vie à scruter, contraindre, corriger leur corps, à coup de régimes, de culpabilité et d’autocritique. Et ça, ça a un impact massif sur leur santé mentale, leur confiance en elles, leur vie sociale, professionnelle, intime. Ce n’est pas secondaire du tout.
Mais comme l’apparence est perçue comme un sujet futile, les souffrances qui y sont liées sont minimisées, ridiculisées, tues. Résultat : beaucoup de femmes intériorisent cette honte double. La honte de ne pas ressembler aux normes, et la honte de se sentir concernées par ces normes. On ne veut pas passer pour faible, ni pour celle qui se préoccupe de son ventre comme une ado. Alors on se tait, et on souffre souvent en silence.
En réalité, penser à son poids n’est pas futile quand les femmes se doivent d’être belles avant tout (quand bien même on cherche à nous convaincre du contraire) et quand ça occupe une place aussi centrale dans l’esprit de millions de femmes. C’est le symptôme d’une oppression diffuse, omniprésente, qui façonne notre rapport à nous-mêmes. La vraie question, ce n’est pas « pourquoi on y pense autant ? », c’est « pourquoi est-ce qu’on continue à faire comme si c’était anodin ? ».
À vous lire on comprend que la plupart des femmes sont concernées et pourtant très peu en parlent. Le sujet et la souffrance féminine qu’il sous-tend est complètement invisibilisé. Comment expliquez-vous le silence qui entoure ce sujet ?
Cette obsession du corps n’a rien d’anodin. Elle colonise littéralement l’esprit. C’est penser à ses cuisses en marchant, à son ventre en s’asseyant, à son double menton sur les photos. C’est s’interdire certains vêtements, certains gestes, parfois même certains moments d’intimité ou le désir d’une grossesse. Et pourtant, cette souffrance est disqualifiée. Parce qu’on considère que s’en soucier, c’est « superficiel ». Donc non seulement les femmes sont prises au piège d’un idéal impossible à atteindre, mais en plus, elles doivent le faire avec le sourire et en silence, sans jamais montrer qu’elles y laissent des plumes.
Ce silence, c’est aussi une stratégie de survie. Entre femmes, on n’ose pas trop en parler : de peur d’être jugée, de peur de projeter ses complexes sur les autres, ou simplement parce qu’on a intégré que ce sujet était tabou. Alors on reste dans des phrases floues du type « je fais attention », tout en vivant intérieurement une guerre permanente contre son reflet.
Ce que je veux montrer, c’est que ce n’est pas un petit sujet. C’est une douleur diffuse, tenace, normalisée, qui traverse les corps et les esprits. Et il est temps d’en parler pour ce qu’elle est : une souffrance réelle, collective, et profondément politique.
Vous écrivez sur les troubles alimentaires avec une grande lucidité. Alors qu’on entend souvent parler des TCA les plus courants (anorexie, boulimie, hyperphagie), vous mettez aussi le doigt sur quelque chose de plus pernicieux : toutes les injonctions internalisées par les femmes au sujet de leur corps, de leur rapport à la nourriture. Toutes celles qui pensent chaque jour à ce qu’elles devraient ou non manger, à l’activité qu’elles devraient ou non faire pour maigrir ou compenser les moments de « craquage » la culpabilité permanente de ne pas réussir à être à la hauteur des standards de beauté pourtant inaccessibles… Sommes-nous toutes condamnées à un rapport conflictuel et douloureux à notre corps ?
Je vais être très pessimiste mais d’une certaine manière, oui. Pas parce que c’est une fatalité biologique ou individuelle, mais parce que c’est une construction sociale puissante et profondément ancrée. Le rapport conflictuel que les femmes entretiennent avec leur corps ne tombe pas du ciel : il est fabriqué, cultivé, et entretenu dès l’enfance par une société patriarcale qui a tout intérêt à ce que les femmes passent leur vie à se surveiller, à se restreindre, à se juger.
Ce conditionnement commence beaucoup plus tôt qu’on ne le pense. Plusieurs études montrent que des petites filles âgées de 3 à 6 ans peuvent déjà déclarer avoir peur de grossir, ou souhaiter être plus minces. Barbie, Polly Pocket, Bratz : tous ces modèles ultra-minces véhiculent un seul et même message : pour être belle, désirable, aimée, il faut être mince. Et ce message, il est relayé ensuite par les dessins animés, les publicités, les réseaux sociaux… jusqu’à devenir une norme intégrée, presque invisible.
Ce conditionnement est souvent renforcé par l’environnement familial, parfois sans mauvaise intention. Des mères inquiètes pour leur propre poids, qui se privent, se critiquent devant le miroir, ou évoquent sans cesse leur “besoin de perdre trois kilos” envoient un message clair : être mince est une exigence, pas une option. Et leurs filles, même très jeunes, l’absorbent.
Tant que les femmes seront socialisées à se définir par leur apparence, à se comparer, à se restreindre, tant que leur valeur sera conditionnée à leur poids, il y aura conflit. Tant que leur minceur sera associée à leur bonheur, tant que les corps féminins seront des objets à juger, façonner, surveiller, il y aura douleur. Mais à mesure qu’on déconstruit, qu’on s’oppose, par nos discours, nos choix… on ouvre la voie à un autre rapport au corps. Un rapport libre, vivant, incarné, qui ne demande pas la perfection, mais la paix.
Vous osez imaginer un monde où l’on n’aurait pas à se soucier de son apparence, où manger serait un acte simple, décorrélé de toute angoisse. À quoi ressemblerait ce monde ?
Ce monde, j’ai beaucoup aimé l’imaginer ! Je trouve qu’il donne à voir les innombrables comportements qui participent à créer une société toxique pour les femmes et leur rapport au corps et j’ai voulu montrer à quel point tous ces petits automatismes, ces petits mécanismes, remarques et biais n’étaient pas grand-chose à changer finalement, et qu’on pouvait switcher dans ce monde – où le poids des femmes ne serait plus un sujet – très facilement si on le voulait. Un monde où la minceur ne serait ni un objectif, ni une preuve de réussite, ni un signe de discipline. On arrêterait de dire « t’as maigri, ça te va bien », comme si c’était un compliment universel. On parlerait des femmes pour ce qu’elles créent, pour ce qu’elles pensent, pas pour leur tour de taille. Les petites filles n’apprendraient pas à se juger devant un miroir, ni à se comparer à des poupées ou des princesses irréelles. Elles joueraient, elles bougeraient, elles mangeraient ce dont leur corps a besoin, sans culpabilité. Manger serait un acte simple, vital, joyeux, pas une épreuve, pas un sujet de honte. Le sport serait un plaisir, pas une punition pour avoir « trop mangé ». Les vêtements seraient pensés pour accueillir les corps, pas pour les cacher ou les affiner. Le mot « grosse » ne serait plus une insulte. On ne dirait plus qu’une femme doit « perdre ses kilos de grossesse », on respecterait simplement l’évolution naturelle d’un corps qui vit. On verrait enfin sur les écrans des corps multiples, dans des rôles variés, aimés, désirés ; sans que leur poids ne soit une intrigue. Et l’argent englouti dans l’industrie de la minceur servirait à soigner les esprits, pas à torturer les silhouettes.
Ce monde peut sembler lointain mais il est loin d’être impossible. Il commence à exister dans les conversations, dans les prises de conscience, dans les livres qu’on écrit, les récits qu’on change. Imaginer ce monde, c’est déjà en ouvrir la porte !
Se pose aussi la question de la transmission, de l’exemple que nous donnons à nos filles. Comment porter et éduquer une génération bien dans son corps quand on est sois-même pétrie d’injonctions et de contradictions ?
C’est une question centrale parce qu’effectivement, avant même d’éduquer nos filles, on hérite nous-mêmes des conséquences d’un diktat de la minceur qui nous a façonné. On voudrait leur transmettre l’amour de leur corps, mais on se surprend à se juger devant un miroir. On voudrait qu’elles mangent librement, mais on pèse nos assiettes. Et elles voient tout. Éduquer une génération bien dans son corps, ça commence donc par faire la paix avec le nôtre, je pense. Ou au moins, par décider d’arrêter de le dénigrer devant elles.
Il y a aussi quelque chose de profondément réconfortant à la lecture de votre livre : on réalise qu’on n’est pas seule, que ces tensions ne relèvent pas d’un échec individuel mais d’un système qui concerne toutes les femmes. Vous montrez à quel point le corps est un terrain politique, et que parler de cette lutte intérieure, c’est déjà commencer à s’en libérer. Est-ce pour vous le début d’une forme de réparation collective ?
Oui, je crois. Le simple fait de dire les choses, d’en parler ouvertement, de mettre des mots sur cette lutte intérieure que tant de femmes mènent en silence, c’est déjà résister. C’est refuser l’idée que notre mal-être est un échec personnel, alors qu’il est en réalité le symptôme d’un système qui nous dépasse, qui nous a façonnées dès l’enfance, génération après génération.
Ce qui me donne de l’espoir aujourd’hui, c’est que ce système, justement, commence à vaciller. La culture de la minceur est encore bien ancrée, bien sûr, mais on assiste à des fissures, des remises en question, des prises de parole massives. Des artistes, des sportives, des créatrices de mode, des personnalités médiatiques osent montrer autre chose : des corps divers, puissants, vivants, qui n’entrent pas dans les cases. Elles refusent de s’excuser d’exister, elles déconstruisent les normes, elles posent fièrement avec leurs bourrelets, leurs cicatrices, leurs formes — et elles le font en paillettes, en body lycra, en crop top.
C’est un mouvement qui ne se limite pas à l’esthétique. Il touche aussi au regard qu’on porte sur soi, à la façon dont on élève nos enfants, dont on occupe l’espace public, dont on construit nos identités. Il y a une vraie révolution culturelle en cours : parler de cette souffrance est moins tabou. Quand une actrice comme Sophie Turner évoque ses troubles alimentaires ou que des athlètes avouent ne pas se sentir bien dans leur corps, elles envoient un message fondamental : on peut souffrir et en parler, on peut vaciller et continuer à avancer. On n’est plus seules. Pour moi, c’est ça le début de la réparation : mettre en commun nos blessures, nos colères, nos prises de conscience, et en faire une force.
Affamées, Enquête sur la dictature de la minceur, de Juliette Lenrouilly aux éditions Fayard