L’édito de Marion : mon corps et moi

On ne sait pas vous, mais depuis quelques temps on ressent un vrai besoin de partage et de sincérité… Les Louves a toujours été un espace de liberté et de bienveillance, et nous souhaitons faire un pas de plus pour partager l’intime avec vous, sans tabous : nous avons décidé de prendre la parole sur des sujets qui nous tiennent à cœur, sur nos vies de femmes, de mères, de cheffes d’entreprise, d’amies… Parce qu’ensemble nous sommes plus fortes, et que parler, c’est déjà avancer.
Cette semaine, c’est Marion qui nous parle de son rapport au corps, bouleversé par la maternité.

Pendant 28 ans, j’ai vécu une relation en dents de scie avec mon corps. Je crois que pendant mon enfance, il a été avant tout un formidable outil de liberté, de découverte, de plaisir : jouer, courir, marcher, sauter, faire des câlins dans les bras de mes parents, me battre avec mon petit frère, embrasser mes amies, nager, manger, me rouler dans le sable… Mon corps était mon allié, je ne le savais pas, je ne faisais qu’une avec lui, c’était comme ça.

Est arrivée l’adolescence et avec elle la puberté : le corps qui change, les premières règles, et puis le regard des autres, de plus en plus prégnant, modelant de plus en plus mon rapport à mon propre corps. Les seins qui poussent, l’apparition des poils, le visage qui change, les traits qui s’affirment. Je faisais de la danse toutes les semaines, du théâtre aussi, j’ai vite appris à mettre en scène mon corps, à jouer sur mon apparence, à faire croire que j’étais bien dans ma peau quand pourtant je ne comprenais pas toujours les élans et les contradictions qui m’étreignaient. Être jolie, être mince, être épilée, être sportive, être soignée, être « féminine » : j’ai grandi avec ces injonctions silencieuses, ce regard sans pitié sur mon corps, sur mon physique, pensant souvent ne pas être « assez bien » ou « à la hauteur » de ce que la société attend des femmes.

Je garde ancrée en moi une vraie nostalgie de mon enfance et de ce rapport au corps plein d’innocence, quand je ne faisais qu’un avec lui, que je mettais une robe parce que je la trouvais belle et non parce que je me trouvais jolie dedans… Je suis devenue double quand j’ai pris conscience de mon corps, quand j’ai intégré les regards extérieurs, que j’ai commencé à avoir une idée de ce qui est censé être beau ou non. Je me suis vue changer et je me suis dédoublée.

Et puis à 28 ans je suis tombée enceinte. Et j’ai redécouvert mon corps, comme une nouvelle puberté : la prise de poids, les seins qui grossissent, les hanches qui s’élargissent, les douleurs dans le dos, les jambes qui gonflent… Mais aussi les coups de pied du bébé, les soirées entières passées les yeux fermés, les mains sur mon ventre arrondi, à sentir incrédule et heureuse la vie grandir au creux de mon ventre, les premières contractions en milieu de grossesse, et la sensation de me reconnecter à l’essentiel, à la fonction première et vitale de mon corps. Mon premier accouchement n’a pas été une révélation : après des contractions toute une nuit, je suis arrivée à la clinique où l’on m’a posé très rapidement une péridurale, j’ai ressenti quelques contractions très vives et douloureuses avant que les médicaments ne fassent taire la douleur. Je n’ai pas senti grand-chose, on m’a demandé de pousser sans que je sache exactement ce que je faisais et ma fille est sortie sans que je la sente passer dans mon vagin. Je ne souhaitais pas allaiter, on m’a donc donné des comprimés qui ont immédiatement coupé la montée de lait, et j’ai dans les semaines qui ont suivi appris à vivre sans bébé dans mon ventre. J’ai connu un vif sentiment de vide et de solitude, c’était étrange après 9 mois passés habitée par la vie d’une autre personne de retrouver mon corps, seule. Je n’ai pas été vraiment indulgente envers mon physique durant ces mois de post-accouchement : je n’aimais pas mon reflet dans le miroir, j’exécrais mon ventre flasque, je pestais quand je ne réussissais pas à rentrer dans mes jeans « d’avant » et je haussais les épaules quand ma grand-mère me rappelait « qu’il faut 9 mois pour faire un bébé, 9 mois pour le défaire ». Pourtant, c’est elle qui avait raison, neuf mois après la naissance de ma fille je rentrais à nouveau dans mes vêtements d’avant, non sans observer quelques changements : mes seins me semblaient plus petits et moins fermes, mes hanches plus larges, et la peau d’orange plus présente que jamais !

Quand trois ans plus tard on a parlé de faire un deuxième bébé avec mon mari, je me suis posé la question de mon rapport avec mon corps : où en étais-je avec lui ? Est-ce que je l’aimais assez ? Est-ce que surtout je lui faisais confiance pour vivre à nouveau une telle épreuve ? Est-ce que j’étais prête à reprendre des kilos, voir ma peau souffrir de la prise de poids, avoir mal au dos à en pleurer pendant des semaines ? Oui bien sûr, j’étais prête à tout ça, mon corps et moi allions faire équipe pour cette deuxième grossesse. Alors que la première fois j’étais tombée enceinte « du premier coup », cette fois-ci j’ai dû attendre six mois. Qui m’ont paru une éternité. Chaque mois mes règles revenaient me narguer, alors que cette fois j’en étais sûre, mes seins gonflés et mes douleurs au ventre signifiaient forcément que j’étais enceinte ! J’ai appris pendant ces mois d’attente à écouter mon corps, et c’est fou ce qu’il avait à me dire, maintenant que je prenais le temps de l’entendre : tu es fatiguée, tu es stressée, tu as faim, tu n’as pas faim, tu vas avoir tes règles, tu es en train d’ovuler. Au fil des mois, j’ai appris à l’apprivoiser, à lui donner ce dont il avait besoin. Je me suis remise au sport, mes douleurs au dos se sont apaisées, mon stress s’est régulé, je me suis reposée.

Et puis après six mois je suis tombée enceinte. Et pendant cette grossesse, que nous envisagions comme étant normalement la dernière avec mon mari, j’ai pris soin de moi. J’ai eu envie de vivre pleinement ces neuf mois, de m’écouter, vraiment. J’ai massé mon corps, j’ai nagé et fait du Pilates pendant toute ma grossesse, j’ai mangé ce dont j’avais envie en pensant souvent au bébé, à ses besoins. Et puis mon corps était aussi au centre de toutes les attentions : pesé tous les mois par ma sage-femme, mon ventre régulièrement mesuré, mon col de l’utérus ausculté… Ce ventre qui se voyait de plus en plus, qui annonçait fièrement « je suis enceinte ».

Mon deuxième accouchement a été une expérience profondément bouleversante : sans péridurale (non par choix mais parce que le bébé arrivait « trop » vite !) j’ai dû faire appel à toutes mes forces pour réussir à mettre au monde mon bébé. J’ai découvert la douleur, celle qui transcende, cette douleur positive qui dit que tout va bien, que c’est normal d’avoir mal parce qu’on est en train de donner la vie, j’ai découvert tous les mouvements de mon corps, de mes muscles, de mes organes, cette grande machine qui se mettait en branle pour donner naissance à mon bébé. Après avoir lutté contre la douleur, je l’ai acceptée, j’ai fait corps avec elle, et j’ai suivi mon instinct et mon corps qui me disaient exactement quoi faire : pousser, respirer, souffler, accompagner mon bébé hors de mon ventre… Ça a été une expérience de lâcher prise total, une connexion avec l’animal qui est en moi qui m’a métamorphosée. J’étais ébahie devant le fonctionnement de mon corps, sa perfection, sa puissance. J’étais admirative, je me sentais connectée dans la douleur à toutes les femmes qui comme moi avaient enfanté, je me sentais reliée à des générations de mères, des siècles de féminité. Cette expérience si intime m’avait reconnectée à moi-même mais aussi dans un certain sens à toutes les femmes et à l’essence de ma féminité. « Après avoir eu un bébé, j’ai découvert ce que mon corps avait de féminin, me raconte une amie. C’est comme si j’avais « compris » pourquoi j’avais du ventre, des seins, des hanches. Comme si soudain je comprenais que tout ça avait un sens, que c’était tangible. Ça m’a permis de me réconcilier avec certaines parties de mon corps ».

Après la naissance de mon fils, j’ai vécu une lune de miel – de courte durée – avec mon corps. Et pourtant j’allaitais et les premières semaines la douleur était parfois insoutenable : les gerçures sur les tétons, les seins douloureux d’être trop gonflés, j’ai passé des heures sous ma douche chaude à exprimer le lait à la main pour soulager ma poitrine, en pleurant de désarroi. Mais j’avais désormais conscience de la magie de mon corps, de sa capacité de résilience, de sa force absolue ! Je pouvais dire au gonflement de mes seins que mon bébé allait bientôt pleurer pour manger, je vivais une expérience très charnelle de l’allaitement et des câlins avec mon nouveau-né. Pendant ces premiers mois, je me fichais royalement d’avoir encore des kilos à perdre, d’avoir la peau du ventre flétrie, d’avoir un sein toujours plus gros que l’autre au gré des montées de lait… Je regardais avec tendresse mes imperfections.

Mais comme souvent, mon rapport à mon corps a été une succession de réconciliations et de conflits. Quand je pensais avoir fait la paix avec lui, d’un coup je ne voyais plus que ce qu’il m’imposait et que je détestais : mes seins qui n’avaient pas retrouvé leur forme d’avant, les kilos en trop, les cuisses trop larges, le ventre trop mou… C’est là que j’ai réalisé que le corps, qui a été au centre des attentions durant les 9 mois de grossesse, devient le grand oublié de l’après-accouchement. Les séances d’accompagnement post-natal se focalisent uniquement sur la rééducation du périnée, c’est d’ailleurs la seule chose qui semble importer aux gynécologues et sages-femmes : sa tonicité. Alors qu’on vient de donner la vie, nos histoires de kilos en trop, de reflet dans le miroir qui nous rend malheureuse, de silhouette qu’on ne reconnaît pas, de corps qui nous est devenu inconnu, doivent rester autant de drames intimes que l’on doit subir en silence, des questions superficielles auxquelles nous sommes censées ne pas apporter d’importance. Après tout, « on a le temps ». Une réflexion que je n’ai jamais comprise : ma vie venait de connaître un bouleversement sans précédent, mon couple, ma carrière, mes habitudes se retrouvaient profondément chamboulés par l’arrivée de ce bébé, et mon propre corps n’était plus un repère fiable, je ne me reconnaissais plus dans le miroir, et ça aurait dû être une question mineure ? On sous-estime assurément la violence que peut parfois revêtir cette guerre ouverte avec son physique, ce corps en chantier après l’arrivée d’un bébé. Les vergetures, les cicatrices, la peau distendue, les douleurs suite à l’accouchement, la fatigue des premiers mois avec son bébé : pourquoi devoir prendre à la légère ces nouveaux marqueurs de qui nous sommes ?

Alors évidemment, je repense à ce que me disait ma grand-mère et je sais qu’elle avait raison : il faut apprendre la patience et laisser le temps faire son œuvre. Physiologiquement notre corps a besoin de temps pour retrouver son apparence d’avant. Plutôt que de le brusquer, il faut apprendre à l’écouter. Patiemment. Lui laisser le temps de se remettre de ce grand traumatisme qu’est l’accouchement, de faire le deuil de ce bébé qui ne l’habite plus, de remplir ce vide que l’on peut ressentir à la sortie de la maternité, quand son bébé est dans nos bras et plus dans notre ventre.

Dans ce long cheminement de réconciliation avec mon corps, j’ai dû apprendre à réinvestir mon corps de femme. Redécouvrir la sexualité et la séduction après un bébé : accepter le regard de l’autre sur ses imperfections, retrouver le plaisir malgré parfois les douleurs, la fatigue, ou encore le dégoût de soi. Retrouver un corps de femme et pas uniquement de mère a été essentiel pour moi : que mes seins redeviennent un objet sexuel, que ma nudité soit à nouveau liée à ma sexualité, que je sois à l’écoute de mon désir et de celui de mon partenaire… C’était un nouveau cap de passé, celui d’être mère et amante, de retrouver et faire cohabiter plusieurs facettes de ma personne au travers du même corps.

Cela m’a aidée à me regarder avec bienveillance et indulgence. À accepter mes défauts et imperfections, et à comprendre que s’ils me faisaient souffrir, j’aurai le temps, plus tard, de m’y atteler si besoin. Et puis encore une fois, nous ne sommes pas toutes égales face à la transformation physique : certaines perdront leurs kilos de grossesse en quelques semaines, d’autres garderont 3 kilos bien accrochés, certaines retrouveront leur silhouette de Sylphide, d’autres non. Difficile parfois de se comparer aux autres, d’entendre sa voisine raconter que « grâce à l’allaitement les kilos se sont envolés » alors que malgré du sport et des restrictions alimentaires on n’y arrive pas… J’ai appris queseul mon corps importait, mon rapport à lui et mon regard sur lui.

C’est surprenant cette relation qui évolue. Je crois que comme toutes les femmes, chacune à un degré différent, je vis un amour en montagnes russes avec mon corps. La naissance de mes enfants a agi comme un catalyseur : des bouffées de haine envers ce corps que je ne reconnaissais pas ont laissé la place à des élans d’amour pour cette machine si bien faite qui a fait naître deux enfants. Ces deux grossesses et ces deux accouchements m’ont fait comprendre une chose : comme dans toute relation, il y a des hauts et des bas. Et comme dans toute relation, l’essentiel est de savoir faire équipe : un travail de réconciliation qui chez moi a démarré dès mon second désir de grossesse, où j’ai commencé à prendre soin de moi, pour faire de la place à un bébé dans mon ventre. Comme si la grossesse était une occasion unique de me reconnecter à qui je suis vraiment, à me réconcilier avec mon physique, à me regarder enfin avec tendresse et indulgence.

Credit photo : Monika Kozub x Unsplash