L’édito de Marine : la charge mentale

Les Louves a toujours été un espace de liberté et de bienveillance, et nous souhaitons faire un pas de plus pour partager l’intime avec vous, sans tabous : nous avons décidé de prendre la parole sur des sujets qui nous tiennent à cœur, sur nos vies de femmes, de mères, de cheffes d’entreprise, d’amies… Parce qu’ensemble nous sommes plus fortes, et que parler, c’est déjà avancer. Dans cet édito, Marine aborde la charge mentale expression rebattue que l’on a parfois du mal à cerner et qui conditionne pourtant notre recherche d’équilibre en couple, en famille et avec nous-mêmes.

 

Quand j’ai démarré le projet des louves – un média en ligne qui aborde la maternité sous un nouveau jour-, avec Marion, j’avais du temps. Je n’étais même pas maman. En tant que journaliste, cela ne me gênait absolument pas d’entrer dans un sujet que je n’avais pas encore vécu. J’ai donc exploré le monde de la maternité de l’extérieur pendant deux ans, à travers mon travail, – beaucoup plus qu’un travail en réalité, c’était notre projet, notre challenge, notre bébé…

Avec le temps et le recul dont je disposais donc, j’ai pu observer mon associée évoluer au fil des mois et des années dans son rôle de maman, et regarder le poids de sa charge mentale augmenter. Témoin le plus proche de l’organisation de son quotidien, de ses questionnements, de sa disponibilité et de ses frustrations, j’avoue que malgré tout, à cette époque, j’avais du mal à comprendre ce qui se tramait vraiment. Je pestais même parfois, je l’avoue, de la voir écourter ses journées de travail pour aller chez le pédiatre, à une réunion d’école, faire ses courses ou s’accorder une sieste pour récupérer de ses nuits blanches.

Au même moment, la plupart de mes amies avançaient elles aussi dans ce sens ; un enfant, puis deux… Et commençaient à se plaindre, non pas de la « charge mentale » explicitement, mais de la perte de liberté, de l’impossibilité de trouver du temps pour elles, de leurs maris qui en faisaient moins qu’elles. Je vivais alors ma vie de célibataire, travaillais beaucoup, tard le soir, le week-end, et ressentais parfois chez toutes celles qui étaient devenues mères une très discrète envie : elles enviaient ma liberté, totale. Mes week-ends. Le fait que je choisisse l’heure à laquelle je me lève, l’heure à laquelle je fais du sport, l’heure où j’ai envie de manger, d’aller faire des courses ou ne rien faire. J’étais alors moi-même assez malheureuse de cette liberté… Je rêvais qu’une vie de famille m’impose les mêmes contraintes qu’elles, sans évidemment en comprendre le véritable sens.

« Charge mentale ». J’ai compris petit à petit ce que cette expression signifiait. La première fois, au tout début de ma première grossesse, lorsque les démarches et rendez-vous médicaux sont devenus ma priorité, je me souviens m’être sentie seule à porter une responsabilité que je ne soupçonnais pas. Malgré tout, ce premier enfant tant attendu me faisait tout accepter et endosser avec beaucoup de joie, d’entrain et de confiance dans ma capacité à tout gérer de front. Mon travail, qui m’offre une grande liberté, ma vie de couple restée harmonieuse avec un enfant, et mon rôle de mère dans lequel je me suis sentie à l’aise dès les premiers instants.

La « charge » est devenue plus pesante, et l’expression plus explicite pour moi, à la naissance de mon deuxième enfant. Un bébé qui en demande plus et qui veut faire sa place dans notre trio, un besoin dans mon travail de prouver que je peux continuer de faire autant et aussi bien, malgré la fatigue d’une grossesse plus stressée, et la nécessité de gérer deux jeunes enfants et mon foyer.

Je suis d’une nature plutôt volontaire, avec une tendance à surcharger mon quotidien professionnel et personnel de toujours plus de projets ; je n’ai jamais eu peur de la besogne à abattre, au contraire. J’aime m’organiser et j’aime avoir une vie bien remplie. J’ai parfois frôlé le burn-out au boulot, mais ces moments correspondaient à un besoin de me dépasser, de flirter avec mes ambitions. C’était ma façon de fonctionner.

Pourtant, j’ai été complètement dépassée lorsque j’ai compris ce que c’était que d’assumer deux enfants, un boulot et une vie de couple. Malgré mon désir profond de devenir mère, ma joie de porter mes enfants et d’en assumer toute la responsabilité, le plaisir de ne penser qu’à eux, à leur sécurité et à leur bonheur, j’ai l’impression parfois d’avoir accepté le meilleur job du monde sans lire tout l’intitulé du poste. Ou pire, qu’un collègue mal intentionné en a profité pour me refourguer toutes les corvées des stagiaires. Toutes ces nouvelles missions qui nous sont confiées par défaut et pour lesquelles nous n’avons aucun talent ou aucune appétence, cette to-do list interminable de choses à faire ou à penser qui se renouvelle d’elle-même : ranger, trier, penser, noter, préparer. Le linge, les repas, les courses, la paperasse, les médicaments, le ménage, les vacances, les mercredis, etc.

La charge mentale, pour moi, se résume à cette succession cyclique de choses à faire ou à penser, qui n’ont rien à voir avec ma capacité ou mon envie d’être une super maman, et qui s’entassent inéluctablement dans mon cerveau, finissant par brouiller les connexions et engendrer un sentiment d’injustice et de colère : pourquoi ai-je l’impression que tout repose sur moi ? Et pourquoi cela consomme autant d’énergie chez moi ?

Je ne suis pas une fée du rangement, ni une super cuisinière, ni une championne de l’organisation et de l’intendance ; j’ai voulu des enfants et je l’assume, mais pourquoi suis-je la seule à penser dès 9h du matin à ce qu’il y aura pour le dîner de ce soir ? Pourquoi je sacrifie mon samedi matin pour faire les courses ? Pourquoi l’idée de devoir (encore) faire le tri des vêtements des enfants ne fatigue que moi ? Et si je n’étais pas faite pour ça ? Et si j’étais trop égoïste pour être maman ? Est-ce que toutes les autres sont comme moi ? Moi qui m’ennuyais de fonder une famille et redoutais le temps libre que j’avais, comment oserais-je me plaindre aujourd’hui de ce manque de liberté ?

Je pense qu’il est impossible d’avoir une idée de cette fameuse charge mentale des mères tant qu’on n’est pas devenue mère soi-même. C’est une évidence, mais ceci explique l’impasse dans laquelle on se retrouve souvent lorsqu’on essaie de faire comprendre à son conjoint ce qui nous irrite et nous pèse tant dans notre quotidien. À l’origine de la charge mentale, il y a cette « inégalité naturelle » de la grossesse, à cela on ne peut rien. Et malgré tout ce qu’on peut en penser, nous avons la chance d’être le sexe qui porte les enfants. Mais la charge mentale s’installe de façon discrète et masquée pendant ces neufs mois : c’est sur nous que repose la vie de cet enfant, c’est notre corps qu’on inspecte et qu’on ausculte, et c’est à nous d’être à l’heure à tous les rendez-vous. Le poids de la responsabilité pèse déjà sur nous avant le jour de la naissance. Nous sommes celles qui portent, et par un malheureux raccourci, on pense que nous sommes celles qui savent. Le déséquilibre continue de s’installer dès les premiers jours à la maternité, dès les premiers mois où la mère est seule à bénéficier d’un véritable « congé » (plus pour longtemps, heureusement). Dans ces conditions, il est inévitable que la charge mentale parentale ne se déverse pas au même moment sur les deux parents. Elle s’impose à la mère, par défaut. Parce que nous croyons tous qu’elle est la seule à avoir l’instinct maternel. Parce que l’on croit que cet instinct est ancré en elle et que son savoir sur la science du nouveau-né est inné. Un équilibre factice s’est créé et il pèse autant sur les femmes que sur les hommes : elles que l’on croit compétentes et résistantes à tous les pleurs et les nuits blanches et qui y croient elles-mêmes au point de s’épuiser, eux à qui l’on accorde encore trop peu de crédit pour développer cet instinct de parent, à qui l’on ne donne pas assez l’occasion d’entrer dans leur rôle, de prendre la place qu’ils méritent.

Et pourtant, des recherches ont prouvé qu’un père ou une mère adoptants développaient les mêmes instincts, la même acuité à comprendre un enfant, et la même hormone de l’attachement qu’une femme qui a porté son bébé, s’ils s’occupaient et s’impliquaient très tôt dans les soins de l’enfant. Les mécanismes hormonaux et cérébraux se réveillent au contact d’un nourrisson, pour créer les liens de l’attachement, de la même façon chez un adulte qui a porté l’enfant ou pas, du moment qu’il consacre autant de temps que nécessaire à son tout-petit. Si l’on connaissait mieux ces mécanismes, et si on en parlait davantage, on aiderait certainement plus de mères à déléguer, à moins porter le poids psychologique de l’arrivée d’un enfant, et à trouver un véritable équilibre avec le deuxième parent…

Cet équilibre est primordial. Parce que le problème de la charge mentale ne se limite pas à une querelle de ménage sur « qui fait la lessive ou qui écourte sa journée pour gérer le bain, le dîner et le coucher », il nous touche dans notre identité, ce que l’on est et qui on veut être. Pour moi, j’ai compris que la colère venait de là, de la place que cette charge mentale m’attribuait et du rôle dans lequel elle me faisait entrer : vis-à-vis de mon mari et vis-à-vis de moi-même. Un rôle dans lequel je n’excelle pas forcément – celui de la maîtresse de maison qui gère tout de A à Z-, dans lequel je ne m’épanouis pas, ne développe aucune compétence et duquel je ne retire aucune fierté.

De fait, cet amas de choses à faire ou à penser se téléscope avec nos véritables ambitions, celles que l’on avait avant les enfants : on se retourne parfois et l’on retrouve celle que l’on était, en se demandant qui l’on est aujourd’hui. On se dédouble et notre vie devient schizophrène : on apprend à passer d’un personnage à l’autre, la guerrière debout qui enchaîne le repas, le ménage, la lessive, qui se couche tard et se lève tôt pour tout boucler, et la maman câline, disponible, patiente, à l’écoute, qui est capable de lâcher prise pour profiter d’un moment de répit avec ses enfants. On devient ultra-flexible parce qu’il faut accepter de changer ses plans quand un enfant réclame notre attention, d’interrompre la moindre tâche que l’on entreprend, on mixe ou on sépare les to-do lists (pro et perso) pour ne rien oublier. Et on finit par s’oublier ou se perdre un peu. En tout cas au début, le temps de trouver les soupapes et l’équilibre relatif pour que la barque flotte sans prendre l’eau. C’est une gymnastique qui exige de l’entraînement, et il ne faut pas s’étonner que les mamans de un ou deux enfants semblent plus désarmées face à la charge mentale que celles qui en ont quatre ou cinq. La souplesse et le cumul des casquettes exige, semble-t-il, quelques années d’ancienneté… Mais quel est leur secret ?

Lorsque je côtoie ou rencontre une maman qui a 3 enfants ou plus, le sujet revient inévitablement sur le tapis et je ne manque jamais de lui demander comment elle s’en sort. Au fil des réponses, j’ai observé que la plupart n’avaient pas plus d’armes que moi pour gérer le quotidien, mais réfléchissaient différemment : elles semblent avoir acquis une forme de résilience qui les rend imperméables au stress et à toute prise de tête inutile. Si je devais résumer leur mode de pensée en quelques « mantras » :

  • Faire taire son ego de mère toute puissante : exemple : « non je ne suis pas la seule au monde à savoir à l’instant T ce dont mon enfant a besoin » (certainement d’un câlin ou d’une dose de Doliprane, deux remèdes accessibles à tous les conjoints ou baby-sitters)
  • Déléguer sans problème, sans stress et sans culpabilité
  • Communiquer avec son conjoint
  • Oser demander de l’aide
  • Faire le tri entre ce qui doit vraiment être fait et les injonctions que l’on s’impose ou qui nous sont imposées. Exemple : « les enfants ont besoin de manger versus les enfants ont besoin de légumes verts tous les soirs »
  • Pratiquer périodiquement l’abandon de poste (exemple : week-end en couple ou week-end sans conjoint ni enfants), l’assumer, et constater que ça roule aussi sans nous (même si l’on n’a pas préparé les tenues des enfants et les repas à l’avance !)
  • Vider son cerveau sur le papier
  • Prioriser, choisir et renoncer : les journées ne font que 24h et il faut dormir

J’ai compris finalement, à force d’échanger avec les mamans de ma génération mais aussi celles des générations précédentes, avec des psys, des coachs, que ma charge mentale ne dépendait que de moi, de ce que je voulais vraiment pour moi et ma famille, et qu’il ne tenait qu’à moi de rendre ma vie plus légère.

Crédit photo : Belly Balloon Photography / Les Louves