La crise que nous traversons nous amène à remettre en question nos habitudes et bouleverse notre quotidien. Que ce soit sur notre rapport à la planète, à l’isolement, aux autres, à l’essentiel, nous opérons tous une grande remise à plat, que vivent également nos enfants : c’est l’occasion de partager ces interrogations et ces idées nouvelles en famille. La Carabane propose des ateliers de philosophie pour les enfants en ligne : on a discuté avec Estelle Roulin, la co-fondatrice du site, sur la façon d’aborder nos propres questionnements avec nos enfants, pour faire avancer la réflexion de chacun.
Bonjour Estelle, peux-tu présenter la Carabane ?
La Carabane a pour vocation d’apprendre aux enfants à réfléchir, à exprimer leurs émotions et leurs avis sur les questions qu’ils se posent, parce que les enfants qui apprennent à penser par eux-mêmes seront des adultes qui sauront défendre leurs valeurs et leurs convictions.
Concrètement, les ateliers Philo+Dessin de La Carabane leur donnent une grande confiance en eux et leur permettent de :
– s’interroger et s’exprimer sur les petites et grandes questions de la vie
– comprendre et vivre avec confiance leur rapport aux autres
– s’apaiser et gérer les émotions qui les affectent.
La Carabane ouvre des ateliers partout en France sur demande des parents pour les enfants de 5 à 10 ans. Nous avons également créé des ateliers en ligne gratuits pour offrir aux enfants et à leurs parents un espace de dialogue et d’apaisement dans cette période très bouleversante que nous traversons : une histoire à écouter puis des dessins pour exprimer leurs pensées, leurs opinions, leurs angoisses. Les enfants peuvent faire cet atelier seuls mais c’est aussi l’occasion pour nous d’avoir une discussion de fond en famille. Les sujets sont abordés de façon très simple, pas besoin d’un master de philo pour se lancer!
Nous vivons tous une période extraordinaire. Comment aborder les grands questionnements qui nous assaillent en ce moment avec nos enfants ?
Le plus important en ce moment est de donner à nos enfants des moyens efficaces pour exprimer ce qu’ils ressentent : une histoire, un dessin, c’est très simple et ce sont les meilleurs médias pour amorcer une discussion avec eux. C’est un outil auquel j’ai souvent recours avec mes filles lorsque je sens que quelque chose « coince » un peu : je leur propose de dessiner ce qui leur fait peur ou quel serait leur plus beau rêve. Puis je leur demande de m’expliquer leur dessin et elles font le lien assez spontanément avec ce qui les tracasse. Je reste à l’écoute en les guidant par des questions simples. Elles ne parlent pas toujours au premier dessin mais la porte est ouverte…
Le dessin permet de laisser à l’enfant le temps nécessaire pour réfléchir. Sa pensée se structure au fil de son dessin. Les neurosciences expliquent d’ailleurs parfaitement à quel point le travail de la main permet d’ancrer la réflexion.
On parle beaucoup de retour aux sources, de se reconnecter à ce qui est vraiment essentiel : comment parler de ce sujet avec les plus petits ?
Les enfants sont pleins de bon sens : ce sont souvent eux qui nous connectent à ce qui est essentiel ( « Pourquoi on n’invite pas le monsieur de la rue à dormir à la maison ? »). Mais dans nos vies trop rapides, trop remplies, il n’est pas toujours facile de les entendre. Cette période de confinement est l’occasion d’écouter ce qu’ils ont à dire.
Nous pouvons commencer avec eux une discussion en leur posant la question « Qu’est-ce qui nous rend vraiment heureux ? » ou « Pourquoi ça fait plaisir de donner ? ». C’est une bonne base pour aider les enfants à identifier leur essentiel et réfléchir au nôtre par la même occasion !
Nous pouvons également profiter de ce temps pour les aider à comprendre ce dont ils ont vraiment besoin, réfléchir par le dessin à ce qui est vraiment important dans leur vie, à ce qui leur manque le plus pendant le confinement par exemple.
En pratique, comment organiser un atelier philosophie à la maison ? Comment engager le dialogue ? Par quel bout de la lorgnette aborder la crise que nous vivons avec eux ?
L’idée est d’aborder un sujet ensemble. Nous, adultes, n’apportons pas de réponses mais nous ouvrons un espace de dialogue. Pour organiser un atelier philo, choisissez le thème que vous voulez aborder et demandez-vous ce que vous en pensez. Notez vos interrogations, vos pensées.
Si vous avez une histoire en lien avec ce thème, c’est parfait : lisez-là et demandez-leur ce qu’ils en ont pensé. Ensuite, proposez-leur de dessiner. Sinon, proposez-leur directement un sujet de dessin en lien avec votre sujet de réflexion.
Par exemple : Dessine un objet qui te rend vraiment heureux. Puis quelqu’un qui te rend heureux. Puis une activité qui te rend heureux. Maintenant, regarde tes trois dessins : qu’est-ce qui te rend le plus heureux des trois ? À ton avis, pourquoi ? etc. La discussion est ouverte ! Après trois ou quatre ateliers, vous pouvez proposer aux enfants de choisir le prochain thème. Vous serez surpris par leurs réponses.
Si cela vous semble compliqué, vous pouvez commencer par vous laisser guider par nos ateliers en ligne, puis prendre la main vous-même. Faites-vous confiance, il suffit de beaucoup d’amour, de disponibilité et d’écoute !
Comment répondre aux questions auxquelles on n’a pas forcément les réponses ?
Cette question est essentielle et beaucoup de parents se la posent. Notre réponse est très simple : dites la vérité (« mais qu’est-ce que la Vérité ?… ») : que vous ne savez pas tout et que certaines questions n’ont pas de réponse vraie ou fausse, il s’agit de croyances ou d’opinions personnelles et les réponses sont propres à chacun. Donnez « votre » réponse et invitez votre enfant à aller poser la question à d’autres personnes de son entourage. Cela l’aidera à entendre différents points de vue et à se forger petit à petit sa propre opinion.
Enfin, très important, la philo sert à apprendre à se poser des questions, pas forcément à trouver les réponses. Pas de pression pour trouver « la » bonne réponse : on a toute la vie pour trouver les nôtres au gré de nos expériences et de nos rencontres. Dédramatisons et écoutons Billie, 5 ans, quand elle dit que « en philo quand t’as pas trouvé la réponse, c’est pas que t’as perdu, c’est que t’as pas assez cherché ».
Quelles sont les règles d’or pour avoir une discussion philosophique avec les enfants ?
La première règle d’or pour philosopher avec son enfant est de le reconnaître comme « interlocuteur valable*» : nous acceptons que ce qu’il dit, avec ses mots, nous interpelle et enrichit notre réflexion si on sait l’écouter. Et, cadeau bonus, ça lui donne une profonde confiance en lui.
Ensuite, dans les règles du jeu à donner aux enfants, rassurez-les :
– chacun a le droit de penser ce qu’il veut
– chacun a le droit de ne pas être d’accord
– tout le monde peut participer
Quand ils disent des horreurs comme « les filles, c’est nul », on fait un pas de côté « ok, c’est ton avis, mais c’est un avis que je ne partage pas ». On peut les inciter à approfondir, réfléchir, leur poser des questions pour élargir leur jugement. La philo apprend à accepter des points de vues différents, à s’en enrichir, à ne pas être d’accord avec ceux qu’on aime sans en être inquiet.
S’ils en ont marre, n’hésitez pas à arrêter la discussion sans en être frustré : il faut parfois plusieurs tentatives pour que les enfants accrochent.
Comment en tirer quelque chose de positif dans le quotidien ? Est-ce qu’on peut appliquer en pratique ce qui ressort de ces conversations ?
Ces ateliers de pause et de réflexion sont des outils qu’ils apprennent à utiliser au quotidien pour grandir et prendre du recul sur ce qu’ils vivent (conflits entre amis, jalousies dans leur fratrie, inquiétudes scolaires, peurs…).
Par exemple, la semaine dernière, le fils de Constance (mon associée) à l’heure du coucher était envahi par une peur démesurée et refusait de monter seul dans sa chambre. Spontanément, il a pris une feuille, s’est mis à dessiner le monstre qui lui faisait peur puis des armes pour l’attaquer. Le lendemain, Constance a été très étonnée de le voir reprendre sa feuille, la retourner et dessiner son grand-père âgé pour lequel il s’inquiète. Ce dessin a permis d’amorcer la discussion…
Nous vivons une époque de changements profonds et accélérés dans notre société. Au quotidien, la philo donne aux enfants des outils pour apprendre à penser par eux-mêmes, sans céder à la facilité de la pensée unique et nous les armons contre ceux qui cherchent à imposer leurs convictions éthiques, politiques, religieuses, commerciales… Ainsi, nous leur donnons la force d’une pensée autonome et libre et la possibilité d’inventer ensemble un nouveau fonctionnement pour le monde dans lequel ils vont vivre. Pour en savoir plus, vous pouvez lire notre manifeste.
Quelques recommandations de lectures pour les enfants feriez-vous sur lesquelles s’appuyer pour démarrer des ateliers à la maison ?
Les éditions Memo sont vraiment géniales et proposent une sélection magnifique de livres spécialement étudiés pour aborder les sujets philosophiques avec les enfants.
Mes préférés :
– L’une et l’autre d’Anne Crausaz, sur l’amitié et la différence.
– L’ombre de chacun, de Mélanie Rutten, qui aborde beaucoup de sujets (et que j’offre même à des adultes !) : grandir, la séparation, la colère, la différence, se trouver en comprenant les autres…
– Je ne suis pas comme les autres de Janik Coat, sur le droit à la différence.
– Mon chien Banane de Roxane Brouillard et Giulia Sagramola, sur « croire ou savoir » et la perception de la réalité.
– Combien de terre faut-il à un homme, d’Annelise Heurtier et Raphael Uhrweiller (aux éditions Thierry Magnier) sur la vraie richesse et la possession.
Retrouvez les ateliers de La Carabane en ligne
*Ref : Jacques Levine est le premier a avoir écrit sur ce concept.
Crédit photo : BellyBalloonPhotography x Les Louves