Les enfants ont l’art de nous interpeller au moment où l’on ne s’y attend pas pour nos coller sur des sujets qui nous dépassent. Pourquoi les hommes se font la guerre ? Pourquoi on ne fabrique pas plus d’argent pour aider les pauvres ? Pourquoi est-on obligé d’aller à l’école ? Philosophe, animatrice et formatrice en philosophie pour les enfants, Chiara Pastorini nous aide à répondre à leurs grandes questions existentielles dans le livre « 100 questions hautement philosophiques que vous posent vos enfants », paru aux éditions Solar. Un guide ludique et utile pour nos moments de doute. Aperçu.
À quel âge les enfants commencent-ils à poser des questions « philosophiques » ? Pourquoi ces grands sujets viennent-ils soudain les préoccuper ?
Les enfants se posent des questions philosophiques très tôt, dès l’âge de 3-4 ans, ils s’interrogent spontanément sur le sens de la vie, la vérité, la justice, la liberté… Tout simplement parce que ces questions préoccupent tous les humains, mais eux ne savent pas encore que ce sont des questions philosophiques, c’est l’adulte qui peut, par le biais d’un questionnement les amener à réfléchir et aller plus loin dans leur réflexion
Ce week-end, ma fille de 7 ans m’a demandé où était le Paradis, j’ai hésité sur la réponse en ne sachant pas s’il fallait lui transmettre une fable (autrement dit, lui mentir) ou lui dire que je n’en avais aucune idée…
C’est vrai que dès que les enfants commencent à développer un langage plus complexe ils se mettent à poser des questions philosophiques assez déroutantes. Cette question rejoint celle de la mort, une des premières questions qui surgit chez l’enfant, dès tout-petit. Les approches sont nombreuses pour parler de la mort, puisque chaque religion a essayé d’apporter ses réponses, mais pour répondre de façon philosophique on ne donnera pas une réponse toute faite, on va plutôt encourager son enfant à penser par lui-même, en lui posant des questions et en l’invitant à s’interroger sur ses peurs.
C’est-à-dire ?
Derrière ses interrogations, il y a la peur de l’inconnu après la mort et la confrontation à la fin des choses, qui révèle un besoin d’être rassuré.
Plutôt que de lui inventer des histoires, on peut exprimer le fait que pour certaines personnes qui croient en Dieu, le paradis existe, mais que ce n’est pas le cas pour tout le monde, on peut lui donner des points de vue différents pour qu’il se construise sa propre idée.
Au plus tôt on propose ce type d’approche, au plus tôt l’enfant aura les outils pour construire sa propre réponse, on lui apprend à raisonner avec sa tête et à développer son esprit critique.
Mais alors comment le rassurer face à la peur de la mort ?
À propos de la mort, on peut le rassurer en le faisant réfléchir sur le fait que quand un être cher (ou un animal de compagnie) disparaît, il reste présent en nous : on peut toujours penser à lui, il continue de vivre dans notre souvenir, la relation peut continuer au-delà de l’absence.
On peut aussi suivre le raisonnement du philosophe Heidegger, qui fait de la peur de la mort une boussole pour nous orienter dans l’existence, en s’interrogeant avec lui : est-ce que ça te plairait d’être immortel ? Est-ce que la fait que cette vie ait une fin n’est pas ce qui lui donne du sens et rend chaque moment plus précieux ?
Concernant la peur de sa propre mort, le philosophe de l’Antiquité Épicure invite à considérer la mort comme un faux problème, puisque quand on existe, la mort n’est pas là, et quand on meurt, on n’existe pas. Notre propre mort ne devrait donc pas nous angoisser. Pour aborder ces sujets on peut s’appuyer sur les livres* qui aident à prendre du recul.
Justement, quel rôle peut jouer la littérature dans la construction de leur réflexion ?
La littérature sert à mettre de la distance entre nous et nos émotions (la peur par exemple), et à faire émerger un questionnement grâce à un autre point de vue, celui du ou des personnages, qui nous permet de nous décentrer : c’est vrai pour les enfants comme pour les adultes. Elle nous permet de remettre en question nos certitudes, ce qui est aussi le propre de la philosophie.
Nos enfants aiment aussi nous interroger sur la nécessité d’aller à l’école, de faire leurs devoirs ou d’apprendre par cœur une poésie. Comment leur apporter une réponse qui puisse les convaincre ?
Une fois de plus, on évite les réponses toutes faites comme « parce que c’est comme ça », et on les invite à réfléchir sur le sens de l’école et de l’apprentissage.
On peut par exemple proposer des scénarios extrêmes – que se passerait-il si personne dans le monde n’apprenait à lire et compter ? -, chercher à lui faire prendre conscience de l’importance de l’école, comme une chance plutôt qu’une contrainte, et surtout, relier l’école à leurs passions. Si un enfant rêve de devenir vétérinaire, lui expliquer qu’il faut connaître les animaux, mais aussi lire des livres de science, savoir calculer des doses de médicaments, etc.
Une crise de l’éducation est une crise de sens, c’est quand les enfants ne perçoivent plus le lien entre l’école et leur vie.
La guerre, qui est redevenue un sujet d’actualité, est un sujet qu’ils découvrent durant leurs années d’école primaire. Leur interprétation est souvent binaire, ils veulent savoir qui sont les gentils, et qui sont les méchants. Y a-t-il une façon pertinente de justifier et d’expliquer les conflits qui nous dépassent avec des mots qu’ils comprennent ?
Effectivement les enfants ont souvent cette vision binaire de la guerre. Pour en parler avec eux, on peut faire le lien avec leur quotidien : réfléchir à ce qu’il se passe parfois dans la cour de récréation, les conflits et les disputes et ce qui arrive quand on fait primer la violence sur le dialogue. À une autre échelle, entre adultes et entre pays, cette rupture du dialogue conduit à une guerre, pour des raisons diverses, comme l’envie de posséder plus de territoires, plus de richesses, ou pour des raisons idéologiques, des visions du monde différentes.
Ce qui est important de faire comprendre à un enfant c’est l’idée que quand on refuse d’écouter ce que les autres pensent on peut en venir au conflit, que quand on choisir la violence au lieu du dialogue, on arrive à cet état de guerre, et que quand la guerre arrive, il devient difficile des dire où sont les méchants et les gentils, expliquer que les choses sont souvent plus complexes qu’il n’y paraît.
La question à lui poser enfin c’est : comment dépasser la violence ? Comment maintenir la paix sinon par le dialogue ? C’est encore une fois ce que propose la philosophie en posant des questions.
Autre sujet délicat, le rapport au corps, au consentement et à ce qui peut être dit ou fait avec l’intimité des autres. Quel discours adopter pour leur expliquer qu’ils doivent respecter l’intégrité physique de leurs camarades et protéger la leur, sans leur faire peur ou aller trop loin ?
On peut l’amener à réfléchir sur la notion de corps, son ressenti quant à son corps. Qu’est-ce que c’est ton corps ? Est-ce que ton corps t’appartient ? Pour l’amener à prendre conscience que son corps lui appartient et que le corps des autres leur appartient. Voir ensemble ce qui est possible ou non, considérer qu’il y a des contacts normaux et agréables, et d’autres non, s’ils mettent mal à l’aise ou sont imposés.
Comment abordez-vous ces thèmes avec les enfants lors de vos ateliers philosophiques en école primaire ?
En ce qui me concerne, j’ai théorisé une méthode holistique, c’est-à-dire qui prend en compte l’enfant dans sa globalité, pas seulement dans la partie rationnelle et intellectuelle, il y aussi une partie sensorielle et corporelle qui joue un rôle fondamental dans l’émergence de la pensée. On utilise le mime, le dessin, le théâtre ou le yoga combinés à la réflexion. Par le biais d’une activité, on amène l’enfant à réfléchir différemment, on réhabilite le corps dans le processus d’accès au concept. C’est une démarche active et pragmatique inspirée de la pensée de Maria Montessori et de la pédagogie de John Dewey.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Si on veut interroger la notion d’identité par exemple. On demande à un groupe d’enfants de faire chacun son autoportrait sur des feuilles colorées. Ensuite on divise le groupe en binômes, chaque enfant doit alors dessiner le portrait de son binôme sur un calque transparent. On organise à la fin une exposition temporaire, on affiche les autoportraits sur feuille colorée, et on accroche par-dessus le calque du portrait que l’autre a réalisé. Cela permet d’aborder le rôle du regard de l’autre dans la construction de notre identité. On échange ensemble pour se demander ce qui a été plus facile, se dessiner ou dessiner l’autre ? On observe le résultat, les dessins sont-ils pareils, ressemblants ? Les autres nous voient ils comme nous nous voyons ? Qui suis-je, avec et sans la présence des autres ? etc.
Grâce à une pratique artistique on parvient à faire réfléchir différemment les enfants, et ce dès la maternelle et sur n’importe quel sujet philosophique.
* À propos de la peur de la mort, voir l’album Le goût de la vie, de Chiara Patorini et Annick Masson, paru aux éditions du Père Castor.
Chiara Pastorini est philosophe, animatrice et formatrice en philosophie pour enfants, chargée de cours « Grands enjeux contemporains » à l’université Paris 9-Dauphine. En 2014, elle fonde « Les petites Lumières » www.ateliersdephilosophiepourenfants.com , un projet qui a depuis initié à la philosophie plus de 20 000 enfants et adolescents. Elle est également autrice d’ouvrages philosophiques et collabore régulièrement à la revue Philosophie Magazine avec la rubrique « Comme des grands ».
100 questions hautement philosophiques que vous posent vos enfants, éditions Solar, avril 2025.
