L’édito de Marion : La préadolescence, être mère autrement

Les Louves a toujours été un espace de liberté et de bienveillance. À travers nos prises de parole ici nous souhaitons faire un pas de plus pour partager l’intime avec vous, sans tabous, sur des sujets qui nous tiennent à cœur, sur nos vies de femmes, de mères, de cheffes d’entreprise, d’amies… Parce que dire, écrire, parler et partager, c’est l’occasion d’avancer ensemble. Cette semaine, Marion s’interroge sur son rôle de mère qui évolue avec l’entrée de sa fille au collège.  

Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis entendu dire en devenant maman « petits enfants, petits soucis, grands enfants, grands soucis… ». 

À chaque fois je haussais les épaules, je ne voyais pas comment les soucis pourraient devenir plus grands au fil des années, j’avais l’impression d’être déjà arrivée au summum de la complexité dès mes premières semaines de maternité : je ne dormais pas la nuit, j’étais sans cesse mobilisée pour répondre aux besoins de mon bébé, je gérais les modes de garde hors de prix, la diversification alimentaire et la charge mentale qui l’accompagne, les bronchiolites angoissantes, les dents qui rendaient mon bébé fiévreux et grincheux et n’amélioraient pas mon sommeil déjà pulvérisé depuis la naissance… Sans compter les milliers d’inquiétudes face à l’inconnu, face à mon enfant que je n’étais pas sûre de comprendre, face à mon nouveau rôle de mère que j’improvisais jour après jour, en ayant très souvent l’impression d’être une impostrice que l’on démasquerait forcément un jour…

Je me disais que les choses deviendraient plus faciles

J’avais dans l’idée que plus mon enfant grandirait, plus il gagnerait en autonomie, et qu’alors plus mon rôle de mère se simplifierait. Il ne serait plus dépendant de moi pour tout. Il saurait exprimer ses besoins et ressentis. Nous pourrions communiquer de façon fluide, échanger, nous expliquer en cas d’incompréhension. Vu de loin je me disais que les choses deviendraient plus faciles à gérer, que nous ferions équipe avec mon enfant comme je faisais déjà « équipe » avec mon conjoint.

Mes enfants ont grandi, et je me suis réveillée un matin avec une inscription au collège à la rentrée de septembre pour mon aînée et l’impression d’avoir pris dix ans en une nuit. Je l’avais vue grandir évidemment. J’avais assisté émerveillée à ses changements, sa personnalité de plus en plus dessinée, son corps qui s’éloignait petit à petit de celui de sa tendre enfance, ses progrès dans tout ce qu’elle entreprenait : elle avait appris à parler, faire du vélo, lire, nager, compter, écrire ; elle s’était fait des amis ; elle avait demandé à prendre des cours de piano ou d’équitation. Elle avait commencé à partager avec nous sa passion des animaux, son envie de s’engager pour la nature et l’environnement. Elle avait décoré les murs de sa chambre avec ses posters, ses photos, ses dessins…

Je l’ai vue avec fierté dévorer des livres dès qu’elle avait quelques minutes pour se poser, écrire ses premières histoires dans ses cahiers d’école, brosser le chien, jouer avec son frère, l’aider à grimper sur les rochers au bord de la mer… J’ai vu tout ça, j’étais aux premières loges ces dernières années, pour voir ma fille s’épanouir, s’affirmer. 

Quitter le monde de l’enfance

Mais lorsqu’il a fallu remplir les papiers d’inscription au collège la symbolique écrasante du moment m’est tombée dessus. On quittait le monde de l’enfance. On quittait l’école, sa cantine, son centre de loisirs après la classe. On allait découvrir le collège, son self, les devoirs, les heures d’étude, la dizaine de professeurs dont il faudrait retenir chaque nom. Ma fille allait décider de ses options pour la sixième. Pour la première fois elle prendrait le bus seule. Aurait les clefs de la maison. 

Face à ces changements annoncés, je crois qu’elle et moi étions dans le même bateau : excitées, heureuses, anxieuses, inquiètes aussi de voir une certaine forme d’équilibre prendre fin.

Au fil des mois, les derniers de l’école et puis ceux des grandes vacances, un glissement doux s’est opéré. Mon regard sur elle changeait et elle aussi changeait. Je la voyais plus mature. Plus responsable. Toujours aussi sensible et émotive mais avec quelque chose de différent. Une nouvelle force. Une nouvelle place aussi qui se dessinait pour elle dans la famille.

Nous la considérions comme une future collégienne, elle se projetait dans cette nouvelle étape de sa vie, et c’est comme si quelque chose en elle s’y adaptait déjà, comme si elle évoluait en prévision de ce nouveau statut acquis en fermant définitivement la porte de l’école primaire. 

C’est comme si tout prenait du relief

Au fil des mois nos conversations ont évolué : les sujets abordés sont devenus de plus en plus variés et riches, nos discussions plus profondes, plus longues aussi. Je prenais désormais le temps de creuser et expliciter des concepts qu’on survolait jusque-là avec elle parce qu’elle était encore trop petite pour les comprendre, ou trop jeune pour que l’on aborde avec elle les mille spectres couverts par chaque sujet.

C’est comme si tout prenait du relief et revêtait des couleurs plus vives.

La rentrée de septembre est arrivée. Le sac à dos a remplacé le cartable. Le trajet à pied main dans la main le matin s’est transformé en une virée en voiture ensemble ou certains jours en car avec ses copines. Elle a glissé dans son sac un trousseau de clefs, à côté de sa carte de bus et de son goûter.

De nouvelles questions se sont posées. Notamment sur la liberté qu’on lui laisse, celle dont elle a besoin pour grandir et s’émanciper. Sur notre rôle de parents, qui, je le sens bien, mute depuis quelques mois. Elle n’attend plus la même chose de nous, notre lien change imperceptiblement, c’est effrayant et fascinant à la fois. 

Depuis quelques mois je regarde ma fille qui n’est plus tout à fait une enfant, mais pas encore une adolescente, se mouvoir dans cette zone floue entre deux âges. Je découvre à travers elle un monde de nuances : elle peut se révéler si mature sur certains sujets et encore me surprendre avec des réactions enfantines sur d’autres, les conversations à cœur ouvert succèdent à des crises de larmes ponctuées par d’éclatants « vous êtes les pires parents du monde ». Elle lit des romans de 400 pages, mais jamais sans son doudou dans les bras. Elle peut se rouler par terre pendant des heures avec son frère en mimant des grognements de bête sauvage et m’interroger quelques minutes plus tard sur le conflit israëlo-palestinien.

Avec son père, nous marchons sur le fil de ces fluctuations, curieux de savoir ce que la journée nous réserve et quelle version d’elle-même notre fille nous servira. J’essaie, au fil des jours, d’apprendre. Apprendre à l’accompagner sans la heurter, à la conseiller sans l’enfermer, à la reconnaître dans toutes ses facettes, même les plus déconcertantes.

Nos regards qui changent

J’apprends aussi à accepter la fin d’une certaine innocence ; après l’avoir protégée au maximum du bruit du monde, je vois les limites de la bulle que nous avons essayé de maintenir autour d’elle le plus longtemps possible. Depuis son entrée au collège, le réel se livre désormais à elle presque sans filtre, et je dois accepter qu’elle s’y confronte. Je dois aussi répondre aux questions et aux angoisses que cela engendre. 

Je ne peux pas m’empêcher de me dire que la laideur du monde va forcément l’atteindre, l’abîmer. J’essaie de me souvenir qu’en contrepartie elle aura aussi accès à son infinie beauté. 

Il y a aussi son regard sur moi qui change : elle m’appréhende d’une autre façon, je sens ses interrogations face à mon corps de femme, face à mes choix, elle pose plus de questions sur qui je suis, sur ce qui me définit en dehors de mon rôle de maman. Je sens au fond de moi que c’est le début d’une nouvelle page qui s’écrit entre nous deux, et malgré l’inquiétude et les angoisses liées à l’inconnu, je ressens une certaine paix et une impatience joyeuse face à ce qui nous attend, face à cette relation qui bouge et que l’on construit ensemble, elle et moi, dans la continuité du lien qui nous unit depuis plus de dix ans. 

Aujourd’hui je la regarde et je vois en elle le bébé qui me fixait avec ses yeux grands ouverts dans la nuit, je vois la toute petite fille qui apprend à marcher en se cramponnant au rebord du canapé, je vois ses jambes s’agiter dans la mer pour la première fois en Bretagne, je revois l’anniversaire de ses 4 ans, la première fête organisée avec ses amis de l’école, je la revois à la maternité quand elle vient rencontrer son frère, son visage buté et ému quand elle tient ce tout petit bébé dans ses bras, je la revois les matins de Noël, cheveux ébouriffés dans les bras de son père, je la vois à l’école, montant bravement les marches à chaque nouvelle rentrée, je la vois apprendre à lire en déchiffrant les magazines qui traînent dans le salon, je la revois descendre les toboggans en hurlant sans peur… Toutes ces strates m’apparaissent quand je l’observe, ma fille nouveau-né, ma fille enfant, ma fille qui grandit. Et mon cœur se serre en pensant à toutes ces futures versions d’elle-même que j’aurai la chance de rencontrer. 

C’est ce que je vois quand je la regarde : le monde des possibles qui s’ouvrent à elle et à nous, tout ce qu’elle est déjà et ce qu’elle n’est pas encore.

Face aux difficultés du quotidien, quand elle râle, quand elle parle mal, quand elle provoque, quand elle est insolente, quand elle désobéit, quand elle crie, j’essaie de faire mentalement un pas de côté. Je ne me demande pas où est passé mon bébé, parce que je la vois, là, sous mes yeux, en train de devenir la jeune fille qu’elle sera. Je ne peux plus la nourrir exclusivement d’amour et de câlins, les chagrins ne se consolent plus comme quand elle était petite, les peurs ne sont plus les mêmes ; j’apprends à m’adapter, elle apprend à demander, et vivre ça à ses côtés avive encore plus la petite flamme qu’elle a allumée en moi le jour de sa naissance.